entretien avec Chantal Akerman
Là-bas ou ailleurs entretien avec Chantal Akerman
Voilà longtemps qu’à Vacarme nous voulions rencontrer Chantal Akerman. Pour tout son cinéma et son esprit qui traversent la plupart des questions que nous nous posons — sur les sexualités minoritaires (Je, tu, il, elle ou La Captive), sur les petits arrangements et la vie ordinaire (Jeanne Dielman ou Les Rendez-vous d’Anna), sur les frontières et les figures de l’étranger (D’Est ou De l’autre côté), sur le passé terrible et l’exil (Histoires d’Amérique), sur cet incroyable mélange de souffrance, de légèreté et d’humour capable de faire d’apparentes « grandes » comédies classiques (Un divan à New York ou Golden Eighties) et d’apparents « petits » films expérimentaux (Jour où...), capable même de quitter le monde du cinéma pour passer aux installations mais, peut-être, à toute fin d’y mieux revenir. En bref, un esprit et un cinéma enfants de ces années 1960 et 1970 que nous aimons tant, faites de liberté et d’angoisse, de rêves, de poudre et de plomb : Saute ma ville. Mais les choses traînaient.
Et puis nous avons vu Là-bas. Un film à la sortie presque confidentielle (un documentaire ? une fiction ?), tourné à Tel-Aviv au printemps 2006, lumineux et opaque (est-ce un film sur Israël ou sur elle-même ? sur les Israéliens ou sur les Juifs de la diaspora ? sur la paix ou sur la guerre ?), libérateur et mélancolique (où est donc ce « là-bas », de l’autre côté de la Méditerranée ou encore, toujours, ailleurs ?). En tout cas, nous avons été saisis par cette sorte de « fiction réelle », âpre et accueillante, close et ouverte. Les choses se sont donc accélérées.
Elle nous a reçus chez elle, à Paris, au début du mois de mars. Une rencontre à tous points de vue ragaillardissante. Elle mettait tant de douceur, de rire et de liant là où on s’attendait, en voyant ses films, à du tranchant, du dur, du séparé, tant d’affirmation de son plaisir à faire du cinéma en lieu et place d’une tristesse moins tue que repoussée hors champ, dans le silence de la mémoire. Elle s’apprêtait à partir à New York et préparait une installation en Sibérie, tout en nous expliquant joyeusement ses immenses difficultés à seulement sortir de chez elle. Ce fut une sorte de leçon d’impossible : comment extraire encore la possibilité de vivre de l’impossibilité de la vie au quotidien ; comment voyager encore quand on ne croit plus ni aux voyages ni à l’ailleurs ; comment se dire soi-même tout en se contentant de décrire le monde ; comment se vivre comme Juive quand le rituel semble douloureusement oublié et la transmission rompue ; comment seulement porter sa propre peine sous le poids terrassant de celle de la génération précédente qui avait connu les camps ; en quelque sorte comment exploser sans imploser, ou l’inverse.
De tant d’impossibilités est alors ressortie une sorte d’éloge du bricolage, de l’impatience, du plaisir d’accueillir le hasard, l’imprévu, dans un art pourtant si serré et construit, un art découpé en terre d’exil, sans lieu fixe et sans renoncement. Jean-François Lyotard, dans Pérégrinations, explique que « les pensées sont des nuages », et que « même le silence est une phrase, et donc une manière d’enchaîner ». Dans les pages qui suivent nous essayons d’enchaîner avec elle, entre ses nuages et ses silences. En quelque sorte de pérégriner « de conserve », comme ces galions qui traversaient autrefois l’Atlantique à plusieurs pour se conserver les uns les autres.
Dans Là-bas (2006), vous vous retrouvez dans un petit appartement de Tel-Aviv, la caméra filme à travers les stores d’une fenêtre. On vous sent à la fois complètement exclue de cette ville, de ce pays, de cette histoire, et complètement ouverte à eux. Pourquoi être allée « là-bas » et avoir décidé de tourner Là-bas ?
Je ne l’ai pas décidé. C’est une histoire assez bizarre. Mon producteur de documentaires, Xavier Carniaux, me dit il y a un peu plus d’un an : « Tu ne ferais pas un film sur Israël ? » Tout d’abord, je lui dis non. Moi, Chantal Akerman, faire un film sur Israël ? Non, ça ne va pas. Le jour où je voudrai faire un film sur mon rapport à Israël, j’irai en Afghanistan ou ailleurs, mais pas en Israël. Trop proche, trop loin, trop barré de discours convenus, trop bêtes ou trop savants. Cela étant, je devais quand même aller à Tel-Aviv pour montrer mes films. Quand je suis partie, il m’a dit : « Essaie quand même d’écrire quelque chose . » J’avais loué un appartement. J’ai commencé à écrire tout ce qui me passait par la tête et puis soudain j’ai trouvé un plan. J’ai posé ma caméra, et voilà, ça a commencé comme ça. Je suis revenue avec une dizaine d’heures de rushes. Je ne savais pas s’il allait y avoir un film au bout, mais j’ai appelé ma monteuse, Claire Atherton, et je lui ai dit « Voyons ». Et ça s’est monté comme ça, comme ça s’est tourné. C’était étrange. Ce fut un film si facile à monter.
Qu’est-ce que ça veut dire, « trouver un plan » ?
C’est tout bête. J’ai pris la caméra en main, je l’ai tournée à droite à gauche, à tâtons, et d’un coup j’ai vu quelque chose. Ça ne s’explique pas, ça ne se dit pas, de voir soudain un plan. Et c’est la même chose au montage : pourquoi choisir celui-ci plutôt que celui-là, pourquoi leur donner telle longueur, ça ne s’explique pas.
Comment travaillez-vous avec votre monteuse, Claire Atherton, dans ces cas-là ?
On regarde d’abord tous les rushes, on essaie de les retenir, et puis on se dit : « Et si on commençait par ce plan-là ? » Mais ce n’est même pas vraiment un dialogue. On est tellement en osmose depuis 1985, 1986, que parfois on n’a pas même besoin de se parler. On regarde et là encore c’est d’abord une affaire de plans avant d’être une affaire d’histoire. Dans Là-bas, de toute façon, il n’y a pas tellement d’histoire. Je suis simplement arrivée auprès de Claire avec d’un côté le texte que j’avais écrit, de l’autre les rushes, et on a choisi dans les uns et les autres.
Cela dit, et plus généralement, je prends trop de plaisir à travailler avec Claire. Je ne peux pas me priver d’elle. Elle est extra. C’est une jouissance absolue. Oui, la formule est peut-être un peu forte, mais on est dans un truc comme ça. C’est bizarre d’être si proches. Par exemple, prenez un plan, la longueur d’un plan. On regarde et toutes les deux, on tape sur la table au même moment : on voit les mêmes choses, on sait en même temps quand il faut arrêter. Et si à un moment on n’y arrive pas, on projette sur le mur dans un format plus grand pour que l’image change, sinon nous nous habituons et ne voyons plus rien. Et avec ces changements, ça colle presque à chaque fois. C’est fou ! Car ce n’est pas théorique, on ne fait que le sentir. Il n’y a rien de logique dans la longueur d’un plan. Ce n’est que senti. Et c’est une merveille de trouver quelqu’un qui sent comme vous.
Mais on a l’impression de le ressentir, ce travail à deux, même quand on est simple spectateur. On a l’impression que vous invitez le spectateur à côté de vous pour produire ce film ensemble, que vous lui ménagez un espace, ou l’assurez d’une proximité bienveillante.
Absolument. Il faut bien que l’autre existe, lui ménager un espace. Surtout quand on fait un film. Il est important que le spectateur ne soit pas avalé par la chose mais existe d’autant plus par lui-même. Je crois que c’est Barthes qui disait qu’en lisant on réécrivait aussi. En tout cas c’est l’idée : je fais des films non pour que les spectateurs se retrouvent à ma place, mais pour que chacun puisse y trouver sa place propre, à côté de la mienne, ou ailleurs. Et c’est vrai que dans Là-bas, j’ai un peu le sentiment de prendre le spectateur avec moi au milieu des bruits et de la vie quotidienne. Tout le dispositif sonore et mes apparitions régulières dans le plan sont en tout cas faits pour ça. Et aussi ce rapport entre le dedans et le dehors. Quand je suis dedans et quand je sors, le spectateur, il est bien obligé de me suivre.
Pourriez-vous revenir sur vos réticences à filmer en Israël ? Surtout qu’avec Histoires d’Amérique (1988) notamment, vous aviez abordé des histoires d’exilés juifs en Amérique. Mais Là-bas , c’est très différent. Il semble donc qu’il y ait chez vous un grand écart entre la question des Juifs et la question d’Israël. À la différence par exemple du parti pris de Claude Lanzmann chez qui, de Shoah à Tsahal, de Pourquoi Israël à Sobibor , on voit au contraire les histoires s’entretisser...
N’exagérons pas non plus l’écart. Ce qui m’a frappée par exemple dans le livre d’Amos Oz, Une Histoire d’amour et de ténèbres, c’est que pour beaucoup de Juifs qui s’y sont installés, Israël n’a pas été la terre promise, ou le pays natal où l’on pouvait enfin être chez nous, mais une nouvelle terre d’exil. Et personne, à ma connaissance, n’a jamais dit ça aussi fortement. Pourtant, cela me semble une vérité incontestable et, en un sens, très naturelle. Les Juifs européens aimaient l’Europe, ils se sont sentis européens avant tout le monde. Même les Juifs polonais, malgré l’antisémitisme, la peur, la répression, aimaient la Pologne et l’Europe. Amos Oz a vraiment raison de ce point de vue : les ashkénazes étaient les vrais Européens, les premiers en tout cas. Ils aimaient cette foutue Europe avant qu’elle ne les mette dehors. Et c’est même très clair encore en Israël : les francophones se voient entre eux, les Roumains se voient entre eux, même si ça se mélange un peu. Et il me semble que c’est encore bien plus fort qu’en Amérique qui, peut-être, s’est avérée pour beaucoup bien plus unificatrice, bien plus nourricière de rêves communs qu’Israël. En tout cas, il est sans doute là mon point d’accroche fondamental : dans les rêves des Juifs de la vieille Europe. Or, quand je pense à mon grand-père par exemple, qui était pourtant « tout » — religieux, sioniste, socialiste —, je ne pense pas à Israël. Ou plutôt Israël n’est pas, ne peut pas être la solution : la mère d’Amos Oz s’est suicidée comme ma tante — et c’est comme ça que je commence mon film. Cela veut dire qu’il n’y a peut-être pas de solution. Il n’y a pas de « là-bas », pas de paradis, pas d’ailleurs. C’est aussi pourquoi je filme à un moment des gens qui regardent la mer, encore là-bas. Ce n’est à jamais qu’un rêve, ce « là-bas ». Tout ça parce qu’Ève a croqué dans la pomme... Enfin, c’est ce qu’on raconte.
De ce point de vue, vous vous définissez davantage comme Juive de la deuxième génération après la Shoah que par rapport à Israël ?
Oui, mais attendez, j’aime aussi Israël et je trouve que c’est une bonne chose que ça ait eu lieu, même si je ne suis pas très optimiste. Et j’aime ce côté oriental, cette liberté, cette chaleur, ces maisons avec des chats... En tout cas, Tel-Aviv. Parce que Jérusalem, c’est beau, mais il y a trop de religieux. Quant à Beer Sheva... atroce. Le problème, ce sont les discours. Avec Israël, on peut dire tout et son contraire, et je ne voulais surtout pas tomber là-dedans. C’est pourquoi j’ai seulement voulu faire un film sur quelqu’un de la diaspora qui se rend là-bas, sur les tensions que ça produit en lui quand il se rend là-bas, et aussi sur les bonheurs que ça peut lui procurer. Mais rien d’autre. Surtout pas faire un film sur Israël. Rester au niveau du quotidien. Pour moi, le véritable héroïsme est là, au quotidien. Parvenir à vivre au quotidien, sortir, aller acheter le pain, prendre le bus, il est là l’héroïsme. Surtout pour moi à l’époque, où la vie était si dure, si dure pour faire quoi que ce soit. Alors, dans Là-bas, quand je filme ce voisin d’en face qui vient tous les jours arroser ses plantes sur son balcon, qui s’occupe de sa femme, je me dis que c’est sans doute un pionnier d’Israël à la retraite qui a connu mille choses et qui maintenant trouve encore la force de vivre au quotidien. Et pour moi c’est une joie.
En ce sens, la plupart de vos films, Là-bas, mais aussi beaucoup d’autres, semblent un peu incarner la philosophie de la blague de Schlomo et Isaac mais complètement renversée. Dans la blague, Isaac rencontre Schlomo et lui demande : « Schlomo ! En un mot comment tu vas ? » — « Bien » — « Et en deux mots ? » — « Pas bien ». Or, chez vous, c’est presque toujours l’inverse : il y a d’emblée une si profonde mélancolie, tout semble noir, claquemuré ou pris dans des agencements tordus, « pas bien » ; et puis finalement ce n’est pas si mal, on s’en arrange, on rit, on y trouve peut-être même son compte...
Oui, les rideaux s’ouvrent toujours... Vous savez, on tient quand même depuis déjà cinq mille sept cents et quelques années... On n’aurait pas dû ! Ce qui est fou par exemple c’est que je suis allée en Israël à la fin de la guerre de l’été dernier, je demande au bagagiste en arrivant ce qu’il en pense et il me répond : « oh, c’est loin ! » En général les gens là-bas sont quand même assez costauds et ils vivent comme si de rien n’était. Ma cousine m’a montré tous les endroits à Tel-Aviv où il y a eu des attentats, et on ne voit rien du tout. Ça y est, ils sont déjà repartis dans la vie. Il y a tout de même une telle force de vivre là-bas, une telle énergie, même si la vie des personnes qui apparaissent de l’autre côté de la fenêtre dans Là-bassemble aussi très ritualisée — la femme qu’on voit par la fenêtre pour moi, c’est Jeanne Dielman. Mais ça, ça me plaît.
Quand on s’intéresse aux dispositifs et aux arrangements, on est souvent sensible au rituel...
Oh oui, pour moi le rituel, c’est très important. Ma cousine m’avait dit que Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles (1976), c’était sur la perte du rituel juif. Et c’est vrai que ça me manque. J’ai été élevée très religieusement quand j’étais petite, et c’est quand même très apaisant : on fait ceci, puis cela, puis encore cela. Ça donne des bornes. Bref, on fait du cuit, pour sortir du cru et rentrer dans la civilisation. Et ça éteint l’angoisse. Par exemple, mon grand-père m’emmenait avec lui dans ce qu’on appelait une Stibbe, une petite chambre pour prier, et j’adorais ça, être juste à côté de lui. Mais du jour au lendemain il est mort et on a tout abandonné : plus de shabbat, plus d’école juive, plus rien. Ça m’a manqué, ça me manque encore. Ne serait-ce que le sens de la prière. Ça me bouleverse. Et aussi parce que je n’ai pas d’enfants : la transmission est cassée. Et quand je l’ai dit dans Histoires d’Amérique, j’avais envie de pleurer. Parce que tant qu’il y a des enfants, même si le rituel se perd, on peut toujours raconter l’histoire. Alors que là... Si je ne me défendais pas, je deviendrais peut-être religieuse. Mais je suis bien obligée de m’en défendre puisque je ne crois pas. Et en plus, je fais déjà si peu de choses dans le quotidien, alors, si je devais en plus organiser la casherout et tout le reste. Non, ce n’est pas possible. Voilà ce qui me protège de la religion : mon incapacité à croire et ma paresse. Mais souvent je le vis comme une perte, par exemple quand on m’invite le vendredi soir pour shabbat. J’aime tellement ça.
Mais il n’y a pas que la religion. Tout semble profondément ambigu dans votre cinéma. Par exemple, il y a encore cette scène très troublante de Là-bas où la caméra se met à bouger dans tous les sens en essayant de saisir un avion, et le tout nous est donné en accéléré. Qu’est-ce qui se passe exactement ? Comment l’avez-vous construite, cette scène ? On ressent à la fois comme une peur panique, une colère et une libération.
Pour moi, c’est d’abord une scène de cauchemar ou de fantasme, en tout cas, oui, une scène de peur panique. De toute façon, dès que je vois un avion, je me dis « Ça y est, il y a eu un attentat et il va y avoir la guerre. » Mais c’est vrai que la scène dit aussi autre chose. Cela, pourtant, c’est plutôt dû au hasard. J’avais filmé comme ça, sans beaucoup de méthode (je ne suis pas caméraman), simplement en essayant de saisir cet avion qui passait. Et un jour, en regardant ces images, Claire Atherton les a passées en accéléré. Et ça a produit un effet saisissant, oui, et un effet de contraste sans doute. Mais pas de colère. De toute façon, je ne sais pas exprimer ma colère. Nous, les enfants de la seconde génération, on n’a pas le droit. Ma mère a été dans les camps, je n’avais pas le droit : je devais d’abord laisser la place à sa souffrance. En analyse, plus tard, j’ai découvert que j’étais emplie de colère. Mais ça n’a pas tout réglé. Ma colère, je ne peux encore la passer que sur des choses futiles...
De ce point de vue, pouvez-vous revenir sur votre manière de filmer les personnages que l’on voit à travers la fenêtre ou ensuite au bord de la mer ? Là, on ne sait plus du tout où l’on est : dans une fiction ? dans un documentaire ? On a l’impression que dès que vous faites un choix dans le réel, vous mettez en scène, et inversement.
Cela, c’est très troublant pour moi-même. À chaque fois, on me dit : « Mais tu l’as fait exprès, tu lui as fait prendre la pose », alors que ce n’est pas vrai ! Non. J’ai juste la chance de tomber sur la bonne personne au bon moment. Les voisins d’en face n’ont jamais su que je les filmais. Par exemple sur la plage, quand la femme est là, regarde la mer puis s’en va et revient dans le champ avec une chaise. C’est merveilleux, mais je ne lui ai rien demandé, je ne la connais pas, elle le fait toute seule. Même ma chef opératrice ne voulait pas me croire : mais c’est ça aussi la beauté d’un film fait avec des bouts de ficelle, sans écrire. Sans qu’on le veuille ni ne le prévoie, le réel parfois nous gâte. À l’opposé, dans les films où tout est écrit, par exemple dans Histoires d’Amérique, où en plus c’est écrit et réécrit à partir d’Isaac Bashevis Singer, il faut théâtraliser à l’extrême pour s’en sortir par l’autre bout et recréer un peu d’inattendu. Mais là, c’est vrai que l’écriture fut exceptionnellement longue : j’avais trouvé un de ses livres, et aussi des lettres de Juifs exilés que j’avais d’abord traduites en français en les changeant un peu à ma manière, puis j’ai encore retraduit en anglais et toujours en apportant des changements pour qu’on entende mieux parler le yiddish sous l’anglais. Du coup, même si l’Amérique c’est aussi un autre « Là-bas », les acteurs m’apparaissaient alors comme des fantômes, des survivants d’un monde disparu, et c’est d’ailleurs ce qu’ils disent à un moment dans le film : « nous sommes des fantômes ». Alors que les Israéliens, c’est tout ce qu’on voudra, mais pas des fantômes, plutôt des gens qui sont là et qui sont vrais, autres, pas moi, mais vrais, avec leur avenir, leur présent et leur passé à eux.
Et il y a aussi autre chose : là, c’est moi qui filmais, et c’est sûr que ça change beaucoup en termes de cadrage. Je crois que les cadres sont beaucoup plus doux, alors que quand que je travaille avec un chef-opérateur, il y a nécessairement une tendance à rigidifier l’image parce qu’il me demande des consignes précises.
Pourquoi cette différence de régime entre des films où tout est écrit d’avance, où vous ne filmez pas, et des films faits « comme ça », sans écriture, sans histoire ou presque ?
C’est très simple. C’est l’argent. Pour Là-bas, je n’avais pas demandé d’argent, donc j’étais libre, je n’étais pas obligée d’écrire, en tout cas je n’étais pas obligée d’écrire d’avance les images. Au contraire, pour Histoires d’Amérique, on avait beaucoup d’argent, et il m’a fallu écrire. Pour moi, au cinéma, l’argent, c’est une contrainte d’écriture avant d’être une liberté de tournage. Le grand plaisir de Là-bas, ce fut donc d’avoir pu le faire comme si je l’écrivais, de le filmer au lieu d’écrire, de changer de cadre à chaque fois, à tâtons, de dire ce qui vient comme ça vient, mais aussi simplement d’attendre, de suivre les habitudes de ces voisins que je ne connaîtrai jamais, de les suivre eux et pas un script, c’était là le plaisir recherché. Et pendant pas longtemps, peut-être une dizaine de jours. Mais ça a été un grand plaisir. Et d’abord de ne pas avoir à analyser quoi que ce soit. Oui, de prendre les choses comme elles viennent. Il est là le plaisir. Ce n’est pas de l’ordre de la souffrance. Au contraire, c’est ce qui m’en délivre. Alors évidemment qu’il y en a de la souffrance. Il y en a toujours eu et c’est toujours la même. Depuis mon premier film, Saute ma ville (1968). Simplement, alors c’était l’histoire d’une gamine qui explose, alors que là elle implose. Comme dans Les Rendez-vous d’Anna(1978) au fond. Mais cette implosion ne dit pas mon rapport au cinéma. Filmer a toujours été pour moi une sorte de conjuration de tout ça. Une sorte de santé.
Mais on ne le sent pas toujours, ce plaisir. Souvent on a l’impression que vous faites tout pour tenir à la plus grande distance possible tout affect, toute émotion. Un peu à la manière du « neutre » chez Blanchot : un récit qui serait entièrement neutre sans rien neutraliser, qui tendrait au silence à travers tous les bavardages. En tout cas l’inverse de Duras...
Blanchot ? Je ne sais pas. Une fois, une spectatrice m’a dit que c’était proche de Beckett. Ça m’a fait penser à Cap au piremis en scène par Samy Frey. Quel texte formidable ! J’aimerais bien que ça en soit proche mais je n’en sais rien. Quant à Duras, évidemment je l’adore, mais par moments je trouve que c’est quand même une midinette. Je ne crois pas qu’elle ait eu beaucoup d’influence sur moi. En tout cas pas ses films, pas Le Camion. Tout son rapport à l’amour, ses trucs avec son chinois, bon... Et puis India song, c’est un peu trop chic, non ? Dans tous les cas, et pour revenir à mes films, c’est vrai aussi que si j’accueille le spectateur, je ne le ménage pas non plus. Je fais souvent, par exemple dans D’Est (1993), des plans très longs jusqu’à ce que le spectateur n’en puisse plus. Parce qu’on ne va tout de même pas faire semblant de comprendre trop vite : qu’est-ce qu’on y comprenait à la chute du Mur ? Qu’est-ce qu’on y comprenait à la frontière mexicaine [De l’autre côté (2002)] ? Qu’est-ce qu’on savait de ce que ressentaient les gens et de ce qu’ils voyaient ? On a plein de longs discours mais des images trop rapides. Alors je fais le contraire. Et c’est sûr que ça ne plaît pas toujours. Par exemple, à Cannes, quand on a présenté Jeanne Dielman, j’étais au fond de la salle avec Delphine Seyrig, et on entendait les fauteuils qui claquaient les uns après les autres : bang, bang, bang. Depuis ce jour, je ne suis plus jamais allée assister à une projection pendant un festival.
Même dans le monde du cinéma, vous êtes encore à la frontière, entre le cinéma grand public et le cinéma expérimental... C’est un thème quasi constant chez vous la frontière, l’entre-deux, même si vous semblez être à chaque fois un peu des deux côtés. Est-ce que vous avez l’impression de faire deux cinémas différents ?
Non. Enfin oui et non. Il y a apparemment d’un côté le cinéma dit « de fiction », et de l’autre celui qui ne l’est pas. Mais en vérité il l’est quand même. Car les thèmes sont les mêmes : Jeanne Dielman, c’est sur le rituel ; Je, tu, il, elle (1974), si ce n’est pas sur la dépression... ; Un divan à New-York(1996), c’est au fond un film sur l’écoute, car c’est un film sur la psychanalyse, et quoi qu’on ait pu dire je ne m’en moque pas du tout... La vraie différence ne passe donc pas par là, en tout cas pas pour moi. Mais peut-être qu’elle passe quand même, et sur un terrain bien plus simple. Il y a par exemple le cinéma avec acteurs et le cinéma sans acteurs. Ou mieux encore, le cinéma cher et le cinéma pas cher. Parce que sur ce point au moins, je déteste les entre-deux : grand format ou petit format, mais pas de format moyen. Je déteste tout ce qui est moyen. Je préfère un blockbuster, type Miami Vice, ça c’est bien, ils ont une telle liberté, et aussi un érotisme fulgurant (la scène de danse, quelle joie), ou alors l’inverse, Là-bas, mais pas d’entre-deux. Ce que j’aime c’est le côté artisanal. Car alors c’est très artisanal. Je crée des objets qui se font plus vite, qui sont moins chers et que nous faisons à très peu. Si je pars en Sibérie dans quelques semaines, pour y faire une installation sur les lieux d’un repérage pour mon prochain film, nous partirons seulement à trois : un élève de l’école du Fresnoy, une interprète russe et moi. Voilà, ça suffit. Je ramène des rushes. Je m’installe dans cet appartement avec mon ordinateur et Claire Atherton. Nous essayons d’imaginer et on avance à tâtons. Nous travaillons toutes les deux comme deux artisans dans notre atelier, avec ce que j’ai ramené de l’extérieur. Nous sommes deux. Nous créons, c’est rapide, pas cher. Ce n’est pas écrire, attendre des mois, attendre l’avance sur recette, puis encore attendre l’acteur.
Et là-dessus, il faudrait donc encore distinguer entre le cinéma pas cher et les installations. Les installations, ce n’est plus que du bricolage pur. Et le bricolage, c’est génial. L’installation D’Est [pour le Walker Art Center sous le nom Bordering on fiction : Chantal Akerman’s D’Est (1993/95)], faite à partir du film et qui incluait huit triptyques de séquences du film sur plusieurs écrans, c’était du bricolage. Claire et moi, nous sommes à la maison devant trois écrans et trois fois, sur les écrans, le film. Je lui dis : « Claire, commence celui-ci à un, le second à trois et le troisième à trois et demi. » Nous regardons et ça marche, je ne sais pas pourquoi, mais ça marche. Pendant quatre minutes, quelque chose se dégage de ce décalage. Et puis au bout de quatre minutes, ça ne marche plus. Alors on arrête et on cherche autre chose, d’autres triptyques qui marchent aussi pendant quatre minutes. C’est ça le bricolage et c’est gai parce que c’est sur le moment. L’installation, ce n’est pas toujours attendre, attendre : on a très vite tout et on bricole tout de suite. Le cinéma, c’est attendre. Et tout le temps qu’on perd à attendre...
De ce point de vue, alors que sur tout le reste vous semblez dans l’entre-deux, toujours aux frontières, ça ne semble pas être le cas pour votre manière de faire du cinéma. Vous n’aimez pas les budgets moyens ?
Godard a fait À bout de souffle avec 500 000 francs, c’était un film super fauché. Et globalement, un film d’auteur, ça se tourne entre quatre et sept semaines. Moi je n’ai jamais tourné plus de sept semaines. Histoires d’Amérique, c’est dix-sept jours. Il n’y a que Un Divan à New-York qui a pris onze semaines. Mais celui-là est à part, c’était justement une comédie hollywoodienne. Autrement, je n’ai jamais vraiment fait de film cher. La Captive par exemple a coûté dix millions de francs. Mais c’est vrai que les questions d’argent se durcissent depuis quelques années, même si elles ont toujours été dures. C’était sans doute plus facile dans les années 1970. Dans tous les cas je déteste tout ce qui est moyen. Alors si quelqu’un ne veut pas que je fasse un film comme je le voudrais, je fais autre chose, et s’il veut me fermer la porte, eh bien je passe par la fenêtre. Je ne peux pas filmer là où je voudrais, alors je filme ce sucrier. Comment dire ? C’est toujours un peu « la démerde », surtout grâce aux nouveaux moyens numériques et autres d’aujourd’hui. On fait avec ce qu’on a. Mais souvent, dans la démerde, on trouve des choses formidables. Et là-dessus, pensez par exemple à la peinture. Pour les peintres, ça a l’air d’être encore autrement plus dur. Ils ont été tellement loin... En tout cas, ça doit être terrible d’être peintre aujourd’hui.
Et d’être une femme ? Vous avez l’impression de faire un cinéma de femmes ?
Non. Je suis une femme, c’est tout. Et je ne fais pas un cinéma pour les femmes, pour personne en fait. Je ne m’adresse à personne en particulier, c’est-à-dire que je m’adresse à n’importe qui. Si l’on veut viser un public spécifique — les femmes, les Noirs, les gays — il y a des « formules » pour ça, comme disent les Américains. Le marketing permet de mesurer comment toucher les Noirs ou les femmes. Mais ce n’est pas mon affaire. Je n’essaie même pas de toucher les Juifs.
Maintenant, c’est vrai que dans les années 1970, on ne disait pas simplement « C’est un bon film », on mettait « femme », on disait « C’est un grand film de femme ». C’était l’époque, la mode. Je ne sais pas : est-ce qu’un homme aurait fait Jeanne Dielman ? Sans doute pas. Sans doute que ce sont des films de femme. Mais qu’y a-t-il de commun entre Agnès Varda, Pascale Ferran, Noémie Lvovsky, moi, Jane Campion, Claire Denis, Marguerite Duras ? À la fin, cette simple liste, c’est peut-être déjà une réponse. Peut-être. Lorsque je filme Niels Arestrup dans Je, tu, il, elle je filme son visage tandis qu’il donne des instructions à celle qui le masturbe, est-ce que je filme un homme avec un regard de femme ? À partir du moment où l’on est en accord avec soi, où l’on n’est pas bouffé par le monde et un cinéma extérieur, on fait un cinéma personnel. Et quand on est une femme, ce cinéma personnel est un cinéma de femme. Mais tant qu’on n’arrive pas à cela, à cet accord, on aura beau être ce qu’on voudra, on ne fera que la même cochonnerie commerciale, quel que soit le sujet qu’on se donne.
Si vous arrêtiez de filmer ?
J’écrirais. Il y a toujours une solution de rechange. Vous n’avez pas lu Femme de Bruxelles ? C’est sur la mort de mon père. Mais il pourrait y en avoir d’autres. Vous savez, j’en ai parlé souvent, mais ai-je dit assez ce qu’était Proust pour moi ?
Et votre prochain film ?
Je vais essayer de partir en Sibérie, du côté de la Kolyma, de Magadane... D’abord pour une installation, mais ensuite j’aimerais faire une fiction qui se passerait là et aussi en Chine, et peut-être en Mongolie. Mais bon, je ne vais sans doute filmer que de la neige... Juste de la neige, et juste pour le plan, c’est-à-dire pour n’avoir rien à montrer.
Entretien réalisé par Laure Vermeersch, Pierre Zaoui & Sacha Zilberfarb
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