Accoster
Olivier Derousseau
Couleur de la nuit et monde ouvrier
title=technique
Un film réalisé par OLIVIER DEROUSSEAU
Couleur / Noir et blanc, 35 mm & Super 8, 55’, France, 2007.
Réalisé avec : Hervé Lemeunier, Aurélie Bressy, Rémi Cneude, Bruno Bonnefoy, Anne Sabatelli
Image : Kamel Belaïd, Catherine Briault Son : Anne Sabatelli Musique : Xavier Vandenberghe Montage : Sébastien Descoins. Production : Chaya films. La peinture : Le vielleur au chien de Georges de La Tour (1622-1625)
« Empreintes » de : Léonid Andreïev, Georges Binétruy,
Fernand Deligny, Israël Elirz, Anne-Marie Faux, Ruben Gonzales Gallego, Jacques Rancière.
title=en savoir +
Lui est là, dans le jardin, dehors. La mélodie et le vent ne le dérangent pas. Au contraire tous sont là. Lui, le vent, du vert et du bleu clair, la petite table. Rien d’autre à jouer que d’être là assis avec, dehors.Elle nous lit plus tard : « Répondre à cette demande qui demandait : — Que voyais-tu dans ce que tu montres et que je ne vois pas ? — Je ne sais pas madame. L’espérance. Je vois que le 1 et 1 cela fait 3. Suspendre le jugement ! Vaincre leur tristesse. Sinon ça ne peut pas s’approcher. »
Ce ciné-club manières de faire est plus qu’une séance. Nous accueillons Olivier Derousseau qui nous propose de cheminer ensemble vers un film qui s’intitule Accoster.
Accoster est un film de gestes, de couleurs, de diversité, d’ouvertures. Un film sur l’habiter où les acteurs-actrices sont ses philosophes. C’est eux qui œuvrent —en philosophes ouvriers du film— à nous aider à percevoir ce que cela peut être qu’une présence en tant que telle. Présences qui ne travaillerait pas à conforter des idées préconçues sur elles, mais à étonner et à manifester leur étonnement, leurs manières de se dire. Il s’opère dans ce film un tel pouvoir d’apparition de ses acteurs-actrices particuliers, qu’il n’est plus possible de les qualifier comme ceci ou comme cela, dans le rôle de, car il s’agit de se dire au-delà de toute représentation de ce qu’ils-elles-nous devrions être et penser en se regardant. Ce film préfère rendre à l’image ce qu’il y a concrètement autour et dans un lieu partagé, ou disons que le film propose plutôt de commencer par un lieu, de l’habiter sans présupposé sur ceux-celles qui l’habitent, qu’ils-elles soient humains ou non humains. Le savoir présupposé sur les autres ne pèse plus ainsi de la même manière, il se dilue. Et les apparitions se succèdent et débordent tout simplement. Présences moins fragiles que délicates émergent ainsi là où le cinéma n’a peut-être pas assez su les accueillir, ni dans les films, ni comme public dans un lieu-maison-cinéma où ces voix trouveraient d’elles-mêmes leurs places. (A.R.)
À propos d’Accoster Jean-Pierre Rehm a écrit : « Gris pâle, floue, une mire, c’est le début, l’annonce. D’une guerre ? Non, mais du pas simple. Du divisé. Entre l’avant et l’aujourd’hui. C’est-à-dire, aussi transparent qu’une fenêtre, entre l’aujourd’hui et lui-même. Car dans aujourd’hui, toujours du hier s’obstine, au présent. De ce hier, Olivier Derousseau n’en démord pas. Le prouvent ses films précédents, Bruit de fond, une place sur la terre et Dreyer pour mémoire, exercice documentaire (sélections FID 2001 et 2005), aux titres éloquents. Il s’agissait de faire toute sa place à une rage contenue, à une colère du juste, il fallait donner des mots aux silencieux. Il s’agissait de tenir tête. C’est toujours le cas, continuité. Mais aujourd’hui, ce hier, Derousseau va le chercher du côté d’un autre grand taiseux, bavard dans ses livres, fier complice des autistes, cartographe des pas perdus, cinéaste dilettante (bouleversant Le Moindre Geste), Fernand Deligny. C’est lui, et quelques autres (Georges Binetruy du groupe Medvedkine, Jacques Rancière), qui sont les pourvoyeurs des mots et des images du passé. Ceux du présent, O.D. les confie à une scansion : « Tu vois / il y avait tellement de trucs à dire / qu’on a commencé / par se taire. » Première phrase proférée, programme paradoxe, projet suspensif, prière de révéler, joie à double détente. Que ses « acteurs » soient handicapés (comme déjà dans son Dreyer), ou depuis si longtemps embauchés par la peinture, qu’ils articulent scrupuleusement avec le respect de ceux qui savent que la compréhension est un paradis perdu, qu’ils se déplacent si prudemment qu’ils augmentent l’espace de leurs pas, ne change rien. Bien qu’elle soit au centre de la mire, la rive reste loin, ou juste à côté. » (FID, 2008).
Suivent les lignes d’Oliver Derousseau pour annoncer la séance de ce lundi 2 novembre :
« Dans une conférence effectuée en 2009 à propos de cinéma documentaire et cinéma de fiction, Jean-Pierre Rehm nous dit ceci : « Souvenez-vous la première vue Lumière : “ Sortie des usines Lumière ” : les ouvriers sont employés par les Lumière. Le travail des ouvriers a permis une plus-value, cette plus-value a permis que ses patrons inventent la caméra dans leur hobby. Le film enregistre ceux par qui le film a été rendu possible. Ce petit film dit la vérité sur lui-même : fait part des conditions de production. (...)
C’est pas le travail qui est filmé c’est le moment où on le quitte. La disparition des ouvriers est la condition d’apparition de l’image en mouvement. Le travail est la chose qu’on ne voit jamais. Quelque chose lie le seuil de l’usine, la classe ouvrière et le cinéma. »
QUELQUE CHOSE LIE LE SEUIL DE L'USINE, LA CLASSE OUVRIÈRE ET LE CINÉMA. NOUS PARTIRONS DE CETTE ASSERTION AFIN D'ABORD DE LA TRAITER COMME UNE QUESTION, PUIS DE CHEMINER ENSEMBLE VERS UN FILM QUI S'INTITULE ACCOSTER.
Nous regarderons ensemble :
Xavier Mathieu, ouvrier syndicaliste invité par le Grand Journal de Canal le 12 oct 2015.
Sortie des usines Lumière des frères Lumière tourné en 1895, à ce jour considéré comme le premier film des histoire(s) du cinéma.
Lettre à mon ami Pol Cèbe de Michel Desrois (groupe Medvedkine), 1971.
Un extrait de The Four Horsemen of the Apocalypse de Vincente Minelli, 1962.
Un extrait de Trop tôt trop tard de Danièle Huillet & Jean-Marie Straub, 1980.
Accoster d'Olivier Derousseau, 2008.
Nous essaierons de comprendre quel peut-être la couleur de l'effraction et l'engagement, de la décision, de la joie et de la mélancolie en matière de fabrication d'images. »
(EN SAVOIR PLUS dans le site de l’école)
Image extrait du film Accoster, 2007.
Accoster (suite des notes, A.R.)
Une maison capucine (1)
D’abord l’accent est mis sur ce à travers où l’on verrait quelque chose.
Puis d’abord on voit et on entend, images et son, sans parole et on se laisser aller, on pense et on se souvient.
Une mire finalement pas très grande qui deviendra comme de petits mondes par où l’on voit.
Une pleine lune ou une pleine ouverture.
Des fenêtres rondes comme des mondes.
Et un intérieur, une maison pleine de ces fenêtres rondes.
Et tout son bazar. Ces boîtes en carton. Et un, deux, si jeunes, trois car nous sommes là aussi.
On se pose là dans ce lieu et ses à côtés. Et la photographie noir et blanc passe elle aussi.
La lumière du soleil est grise, mais elle perce.
Le travelling est pour la muraille, à l’intérieur ce sont les détails et cela repose.
Les couleurs sont douces, mais le souvenir intense. Le vert si clair.
La toile, l’araignée. C’est la niche qui demande tant d’efforts qui est détruite d’abord par le toit : un ROUGE foncé prend tout l’écran. C’est la maison où l’on vient de se rencontrer qui est détruite, qui est en train d’être démolie. Et cela dure. Un bout délabré de pellicule persiste, il est là.
Et ce petit bonhomme en cire tout blanc couché car se il se lâche quand le soleil éclaire.
Et ce grand fauteuil bleu sombre percé par le rond de la fenêtre et la projection d’un vieux film qui s’écoule alors que l’écran blanc est encore là. Seul l’eau d’une rivière le fait oublier.
Le poteau électrique. La photographie N&B. L’ombre des platanes.
Nous sommes invités du seul côté possible, non pas dans la grande usine, mais de l’autre côté.
Les longues grilles de la prison ou de l’usine sont bien-là pourtant.
On ne peut pas ne pas se rappeler.
Une troisième photographie a le bord usé. Et des fleurs roses sentent peut-être plus.
Sur la longue baie vitrée les nuages.
Le travelling c’est la route, une fois là, tout ne peut qu’aller tout droit.
Le lilas.
En lutte contre le travelling, le pommier en fleur arrête le regard, tente de le retenir, soutient l’attention sur une inscription murale : « …EXTERMINATION DU MONDE OUVRIER ».
Puis c’est le sol, le parquet qu’on aura posé plutôt, qui arrête ce travelling où il n’y a que le mur.
« Tu vois il y avait tellement des trucs à dire qu’on a préféré commencer par se taire » dit la voix d’une femme après seize minutes sans parole.
Ce n’est qu’à ce moment-là que le titre du film et nous-mêmes arrivons à Accoster.
*
Vers la moitié du film, environ à vingt-neuf minutes, une voix de femme décrit un lieu par ce qu’il y avait et non par ce qu’il était : « Il y avait une fois une maison, une grande maison, une maison par où commencer quelque chose. » Pas de maison à l’image pour autant. Un pan de mur, un fragment d’un intérieur plutôt où le soleil renvoie l’ombre d’une parcelle de fenêtre.
Cette ombre que l’on voit sur le mur (il y a différentes sortes de murs et d’ombres dans le film) est celle d’un store enrouleur en tissu, ce genre de store tressé en lignes horizontales imparfaites d’un ondulé doux. Sur cette ombre-image tout est orangé, chaud.
D’où vient-elle, la couleur du plan ?
Une vivace comestible, une capucine — dont il est dit que son origine viendrait de l’autre côté de l’océan— revient par sa couleur donner du relief à cet approximatif qu’est ce moment filmé sans histoire préalablement écrite, moment vécu en temps réel, où les conditions d’existence présentes à l’image nous rappellent qu’il y a là devant nous, dans cette image de ce qui arrive, un lieu qui compose entre un intérieur et un dehors-jardin et que cela circule de l’un à l’autre simplement. Que c’est ce dehors qui apporte la lumière, l’énergie au plan, la couleur à l’image et à la grande maison commune. Energie solaire qui peuple cet intérieur à ce moment-là, qui le rend chaleureux.
Ce qui découpe verticalement dans cette ombre-image, n’est pas la couleur noire, mais la structure, les barreaux de la fenêtre. La voix de la femme finit alors les quelques mots qu’elle avait a nous dire : « Cette maison tout alentour il fallait en partir. » Et à ce moment-là, les stores sont relevés. Le soleil entre directement, l’image prend du jaune, les barreaux des fenêtres deviennent ocres.
Ce qui détermine la couleur est ce changement de l’attention qui nous est proposé. C’est la décision de lever le store, le geste de celui ou celle que nous ne voyons pas, qui pense et fait la lumière de ce cinéma-là, qui se rend présent, visible alors, et qui fait ce plan.
Du jaune d’un réveil difficile — car « il faut quitter, partir de la chaleur, de cette maison qu’on aura tant aimé »— on passe aux bleus plus froids de l’ombre d’une autre fenêtre, plus ample. C’est le théâtre d’ombres d’un petit cinéma sans électricité (1) mais non moins électrique et ce qui est en mouvement c’est la relation silencieuse du vent et des arbres.
Ces ombres-images qui bougent sur ce pan de mur et écran de projection, sont aussi violacées.
La voix de la femme averti : (il fallait) « commencer à solder. Ce qui se jouait à ce moment-là, c’était une exigence tactique appelée fidélité mariée avec l’évidence d’un départ / qui porte le même nom qu’un fleuve chinois, une histoire des deux : quitter et rester, voir et entendre, ce qui fait trois. / N’être désormais plus là, mais habiter. Repartir depuis hantés d’impressions. Parce que l’on ne peut voir que ce que l’on quitte. » Trois changements se succèdent dans les images pendant que nous entendions la voix de femme raconter ce départ. Ainsi des ombres bleues on passe directement à l’extérieur non éclairé de la maison en fin de journée, puis directement à la fenêtre, puis encore directement au jardin plus tôt et sur des chardons en fleur qui attirent des abeilles, et cela se termine par une image d’un jaune différent, des marguerites entourées de bien des nuances vertes qui nous impressionnent.
Oui, peut-être que cette série de plans est composée comme une peinture impressionniste.
Le chardon des champs que l’on voit, d’une couleur tirant sur le lilas a bien des racines (rhizomes) profondes prêtes à résister, s’agripper et refaire des chardons et encore des chardons, le plus possible, ici et là. « Le chardon est celui qui vivait tranquillement avant votre arrivée », dit-on, qui trouve sa place dans des jardins et lieux laissés en friche. Considéré comme « envahissant » la destruction des chardons des champs peut faire l'objet d'obligations légales : en France, les préfectures peuvent signer un arrêté pour sa destruction. Dans ce film l’apparition du chardon n’envahit rien, le film met en scène plutôt la possibilité donnée aux abeilles de faire un miel rare, réalisé même de manière quasi confidentielle en France (arrière-pays méditerranéen), miel qui est par ailleurs bien présent dans les compositions de miels de montagne.
Le film donne à voir en tout cas une diversité des plantes dont fait aussi partie le chardon.
Cette série de plans d’ombres-images qui passent du dehors au dedans et vice-versa en imprimant des couches de couleurs et d’opacités lumineuses, condense en elle, peut-être, la sensibilité du film.
* *
Un papier et quelques phrases écrites à l’encre de chine : « … m’est revenu tout à l’heure mon premier repère, aperçu sous l’ordre du pont Saint-André. L’eau du canal était souvent d’étain[1] et cool là un mot que je ne connaissais pas alors… ».
C’est un film-jardin qui contraste avec l’usine.
Lui-elle aux cheveux longs va vers l’eau.
Une vue plus large laisse le temps de voir partir un bateau. Et de l’autre côté, l’usine.
ET du côté du film, ce qui a pu pousser encore.
Lui nous lit : « 1933, Lille. Cortège et manifestation. (…) Je vous ferai remarquer que nous n’avions rien dit à ces gamins-là, rien demandé. »
Elle : « Le film non plus ne demande rien ».
Dans ce film on apparaît à l’image pour révéler encore.
« La femme du peuple devenue ange poétique de la demeure décorant des fleurs le lieu de l’accueil, dahlias ou hortensias, des platebandes, bouquets dans les vases, fleur imprimée sur les papiers des murs, les nappes des tables et les rideaux décroisés, l’imprimerie devenue impression, décor et ambiance de la vie en fleur. »
Il-elle peint le mur intérieur de la maison.
Elle : « Je ne t’écrirai plus, je n’en ai plus besoin. Je ne t’écrirai plus, je n’en ai plus besoin. »
Le mur déjà blanc, le lecteur-acteur — le même qui écoutait des mélodies dehors— est devant nous. C’est tout juste que les murs venaient d’être peints que la maison est démolie.
Mais le film nous mènera jusqu’au bord, au bord de la pellicule.
Aux bords.
Fernand lui, non, c’est elle qui prendra le train, et nous le temps de l’accompagner pensive.
Arrivés ensemble au parc elle lui dira : « Tu sais l’autre jour il y a un gars qui a été dans une usine. » Lui : « Je sais je l’ai lu dans le journal. »
Elle : « C’étaient les enseignants. Ils me parlaient des grands écrivains de la vie qui étaient magnifiques, de la place que chacun peut trouver sur la terre. On n’emmenait au cirque et au cinéma que ceux qui le pouvaient. La moitié de l’année les heures de liberté sont dans la nuit.
Et tous les matins c’est la hantise du retard. »
Au retour c’est Fernand dans le train, dans le train et dans la peinture.
Puis cela avance, dans une voiture, dans une route qui longe une mer.
Puis cela s’arrête sans s’arrêter. Le film n’arrête que cet aller vers l’avant, ce type de progression-là, et s’enfonce dans les lignes sinueuses et horizontales du mouvement de la mer.
Notes :
(1) Expression de Marine Lahaix, dans son mémoire en cours.
(1) Suite d’images des plans décrits.
[1] Métal dit pauvre par les métallurgistes, relativement rare aussi, l'étain fut un métal capital dans l’histoire, nécessaire qu’il est pour faire du bronze. L’étain, du latin stannum, est un élément chimique de la famille du carbone, moins couramment appelée famille des cristallogènes, de symbole Sn et de numéro atomique 50. Il est connu depuis l'antiquité où il servait pour protéger la vaisselle de l'oxydation et pour préparer le bronze. Il est toujours utilisé pour cet usage et pour la soudure.