ActualitéActualité culturelleCiné-clubsArchivesCiné-club 2015-2016Manières de faire 2015-2016Lettre d'un cinéaste à sa fille
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lundi 22 février 2016
amphithéâtre
17h30 et 18h45

Sur une proposition d’Alejandra Riera et Giovana Zapperi

Images extraites de : Lettre d’un cinéaste à sa fille et Frantz Fanon, Peau noirs, maques blanches

Lettre d'un cinéaste à sa fille

par Eric Pauwels

Suivi de FRANTZ FANON, PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS par Issac Julien et Mark Nash

ciné-club - Manières de faire [Section Post-cinéma] en lien avec Couleur & Cinéma
et « L’objet de l’exposition, le regard ethnographique »
Sur une proposition d’Alejandra Riera et Giovanna Zapperi

 

Manière de faire propose ce lundi deux films et deux approches de l’histoire qui n'ont peut-être rien en commun. Si ce n’est qu’ils touchent différemment à la question de la transmission, de ce qu’on hérite ou qu’on nous fait porter en héritage. Chaque film avec ses outils, ses références, son rapport aux textes, aux images, aux êtres, à la couleur imaginée ou ressentie de l’intérieur, au témoignage, aux légendes, aux couleurs aussi du contexte historique dont ils tentent de faire le portrait. Et nous invitent à prendre position.  

Le premier film, Lettre d’un cinéaste à sa fille, monte et commente des contes, des bribes de réel, des archives personnelles et des passages de livres lus. Et fait usage du coloriage. S’appropriant d’un temps vague aux allures poétiques, il se présente comme une collection de légendes des voyages, qui mine de rien, occupent au fur et à mesure de l’avancée du récit des territoires par l’intermédiaire de la voix du commentaire, celle du père qui traverse sans s’arrêter tout le film, là où elle, — la fille à qui cette voix s’adresse—, restera presque muette… rendant l’éblouissant des images, souvent inquiétant. Le conteur-narrateur exhibe ses propres peurs et s’adresse à une fille qui ne grandira jamais à l’image, mettant en scène par exemple, l’enterrement d’un clown et sa souffrance de devoir entretenir un public par la répétition inlassable de ses chutes constantes. Cet essai filmique décrit par les cinéphiles comme « un film artisanal et libre, n’ayant pas le souci de délivrer un message, ni de donner à la fille une leçon de morale ou de vie, mais cherchant à transmettre une façon de voir le monde, dans un regard qui est déjà un usage du monde » provoque pourtant la nécessité de sortir d’un regard insouciant, passif, inquiété-es que nous nous trouvons devant une beauté troublante des images dont on sent qu’elle n’est possible que sous la forme d’une fuite impossible, d’un refoulement de l’histoire coloniale et de son regard. Ainsi nous prenons peu à peu distance avec « cette voix unique » qui bien souvent force plutôt qu’elle ne libère.

Dans le second film proposé, Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, nous assistons à un portrait travaillé par le doute et des voix diverses qui coupent constamment le récit politique, pour montrer à quel point il est aussi travaillé par un désir amoureux qu’il se trouve contrarié où à la recherche d’un devenir autre. Le film mélange et superpose images d’archives aux moments rejoués de la vie de Fanon, faisant place aux paroles divergentes de son entourage. Le film nous confronte aux bribes d’un réel plus crûment abordé, nous laissant aujourd’hui par moments perplexes devant certaines scènes convoquées de l’histoire réelle, sans qu’on puisse seuls, réussir à comprendre encore toute leur signification.  

Avec Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, le cinéaste Issac Julien nous laisse un objet documentaire rare que nous proposons à l’analyse filmique. Fanon avait 27 ans en 1952 quand il écrit Peau noire, Masques blancs. Rappelons qu’avant, en 1943, Fanon quitte la Martinique et s'engage dans les Forces Françaises Libres contre l'Allemagne nazie. Issac Julien fait le portrait des multiples facettes de ce médecin en chef, psychiatre à l’hôpital de Blida en Algérie où on envoyait « les malades qu’on arrivait pas à soigner ». A Blida Fanon est le chef d’un service qui comprend, suivant les classements en vigueur, un pavillon de 180 « femmes européennes », et un autre de 220 « hommes musulmans ». L’action de Fanon à Blida s’est inscrite dans le mouvement « Psychothérapie institutionnelle » dont une des origines essentielles de ce mouvement est la prise de conscience d’une si troublante ressemblance entre les asiles où règnent la déshumanisation et les camps de concentration. Poète et écrivant, Fanon dénonce avec passion le racisme et le colonialisme. Et finira par rejoindre la lutte algérienne pour l’indépendance et la branche la plus radicale du F.L.N algérien. Plutôt que de suivre une trame linéaire de cette vie, le film dresse un portrait complexe de Frantz Fanon. Mêlant documents d'archives en N&B, interviews et scènes reconstituées, tournées en couleurs, le cinéaste Isaac Julien présente un Fanon tiraillé par des désirs contradictoires, profondément européens mais aspirant à se libérer de ses "masques blancs". « Les attitudes que je me propose de décrire sont vraies. Je les ai retrouvées un nombre incalculable de fois. Cet ouvrage est une étude clinique. Ceux qui s’y reconnaîtront auront, je crois, avancé d'un pas. Je veux vraiment amener mon frère, Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d’incompréhension », écrit Fanon. Issac Julien nous dit : «  quand je travaillais à Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs (1996), je me demandais comment réconcilier les différentes interprétations, souvent contradictoires, de Fanon. Il vécut tant de vies en si peu de temps ! Il me fallait innover et trouver le moyen de traduire visuellement sa dimension poétique. Brillant analyste, c’était aussi un homme qui avait des idées très étranges. » « Je voulais, poursuit le réalisateur, représenter ce qu’est une pensée sophistiquée du fantôme pervers et irrationnel du concept de race, si brillamment exposé par Fanon. ». [1]

Là où beaucoup parleront plutôt des métissages, des nuances dans tout en chacun, le film selon Julien revient sur comment Fanon a expliqué « ce que pour lui était l’expérience d’être Noir et comment cela a joué un tel rôle dans l’imaginaire des Noirs comme des Blancs [de son époque]. » Expérience que l’écrivaine martiniquaise Marise Condé décrit très différemment. Condé ne se sent pas du tout représentée par la vision de Fanon et s’en détache tout comme Hannah Arendt a pu le faire dans son essai Du mensonge à la violence (quatre articles rédigés entre 1969 et 1972), où elle explicite la position de plusieurs philosophes et intellectuels ayant travaillé sur le concept de violence dont Fanon. Impossible de résumer ici ni pour Arendt ni pour Fanon, leurs conceptions de l’action. [2]

Pour Stuart Hall, le sociologue et figure fondatrice des Cultural Studies (études culturelles) britanniques, chez Fanon, c’est le conflit avec le père qui traverse et importe l’écriture, dans un conflit entre le fils noir et le père colonisé. « C’est cette relation Noir-Blanc / père-fils selon lui, qui forge sa vision d’ensemble et qui génère le rôle ambigu des femmes dans le texte et explique pourquoi ses sentiments sur les relations homosexuelles sont porteurs comme souvent aux Caraïbes, du même genre d’ambiguïtés. » Pour se libérer de ce corps conflictuel, Fanon, fils noir en mal de masculinité, développe une extrême colère contre le père castrateur, le colonisateur : si la rupture avec le pouvoir colonial ne se fait pas par les armes, elle ne débouchera pas sur l'indépendance et la liberté. ».

À propos de Fanon, Claude Lanzmann raconte dans Le lièvre de Patagonie, sa rencontre avec lui et sa femme Josie (pages 351-367) en exprimant à la fois sa fascination et les distances qu’il prendra après, et remarque combien Fanon pouvait prononcer le mot « secret », « dix fois dans une conversation ». C’est d’ailleurs, Lanzmann qui sollicite Sartre et Simone de Beauvoir à la demande de Fanon, et qui vont accepter « d’arrêter… leurs travaux pour passer trois jours à l’écouter », suite à quoi, Sartre fera la préface du livre de Fanon Les damnés de la terre (1961). La question de la violence, déchire la fin du film avant de rappeler les derniers mots de l’ouvrage de Fanon : " ô mon corps, fait toujours de moi un homme qui s'interroge ". À sa sortie, Peau noire et Masques blancs offusqua le milieu littéraire. Frantz Fanon a aussi déclenché la colère de certaines « féministes » à cause de son deuxième chapitre : « La femme de couleur et le Blanc », et plus particulièrement les pages concernant « Mayotte Capécia ». Dès les premières pages, il expose « dans quelle mesure l'amour authentique demeurera impossible » entre la femme de couleur et l'Européen « tant que ne seront pas expulsés ce sentiment d'infériorité ou cette exaltation adlérienne (…) » Car l'amour - le vrai, pas la sublimation d'un fantasme qui déifie le sociétaire d'une « race » jugée supérieure à la sienne -, celui qui se fonde sur le principe de « vouloir pour les autres ce que l'on postule pour soi, quand cette postulation intègre des valeurs permanentes de la réalité humaine », doit commencer par se libérer « des conflits inconscients ».

Marise Condé critique, comme d’autres féministes antillaises, le chapitre « Je suis Martiniquaise » dédié dans Peau noire, Masques blancs à Mayotte Capécia, chapitre qu’elles trouvent injuste car pour elles, Fanon ne voit dans l’amour de Capécia pour un homme blanc, que de l’aliénation et son désir de « blancheur » sans tenir compte du contexte et ni de la relation difficile de la jeune Martiniquaise avec un père brutal. Selon Condé sa relation amoureuse avec l’homme blanc pouvait être une chance d’échapper à cette brutalité du père. Pour Marise Condé il ne faut pas «  généraliser entre les rapports entre les femmes de couleur et les blancs à partir des relations amoureuses » car on fait une grande erreur parce que « l’amour est un sentiment terriblement individuel qui échappe et qui vous place parfois dans une position de contradiction avec vous et vos convictions idéologiques et philosophiques. Donc je crois qu’il ne faut pas se baser sur l’amour ou l’attirance sexuel pour faire un procès à quelqu’un. ».  

 

Extrait de "Peau noire, Masques blancs" (1952)

" Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé. Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part. Sont, encore aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives. Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le. Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le malheur de l’homme est d’avoir été enfant. C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain. Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? A la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. Mon ultime prière : O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! "

[1] Propos d’Isaac Julien recueillis par Françoise Vergès, Isaac Julien, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 2005, p.20.
[2] Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Pocquet, 2002.
A ce propos il est possible de lire « On Politics and Violence: Arendt Contra Fanon » Elizabeth Frazer, Kimberly Hutchings. Hannah Arendt's Critique of Violence, Christopher J. Finaly.

 

LETTRE D'UN CINEASTE A SA FILLE
Essai, Belgique, 2001, couleur, 46 minutes, 16mm, 35mm Beta SP, réalisé par Eric Pauwels  

PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS
Film documentaire, Angleterre, 1996, couleur, 1h10, Betacam numérique, PAL, réalisé par Issac Julien et Mark Nash, Colin Salmon : Frantz Fanon
Avec Homi Bhabha, Daniel Boukman, Alice Cherki, Maryse Condé, Raphaël Confiant,Olivier et Joby Fanon, France-Lyne Fanon, Stuart Hall, Mohamed Harbi, Colin Salmon, Françoise VergèsImage : Nina Keligren, Ahmed Bennys Musique : Paul Gladstone-Reid, Tunde Jegede

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