Matthijs van Boxsel
Dans le cadre du cycle 'Pataphysique piloté par Brian Reffin Smith.
Sur la Stupidité
La stupidité, moteur de notre société ? L’idée est moins absurde qu’il n’y paraît. Un homme s’y consacre d’ailleurs depuis plus de trente ans. Il s’appelle Matthijs van Boxsel. Il traque la stupidité sous toutes ses formes à travers les contes de fées, les dessins animés, les jardins, la politique, et …l’intelligence.
La stupidité se manifeste partout, en chaque individu, depuis toujours. Voilà pourquoi toute étude sur la stupidité revêt des dimensions encyclopédiques.
Matthijs van Boxsel nous mène à travers l’univers de la stupidité, un monde ayant une flore et une faune bien à lui, avec son propre langage, sa topographie, son éthique, son esthétique. Les coordonnées de cet empire croisent celles de notre Terre.
Sa théorie tourne autour de la thèse que la civilisation est le produit des vains efforts pour saisir notre stupidité (la force autodestructive qui distingue l’homme de l’animal). Pour ne pas être victime de sa stupidité, l’homme a été obligé d’inventer des stratégies compliquées. Mais l’intelligence n’est pas une garantie pour la conservation de soi-même. Au contraire : la combinaison de la stupidité et de l’intelligence s’est montrée encore plus dangereuse.
Et comme il est impossible d’éviter la stupidité, il vaut mieux la célébrer.
Personne n’est assez intelligent pour comprendre sa propre stupidité. Mais ce n’est pas une raison pour succomber au désespoir. Quand on a fait une stupidité, il faut la répéter tout de suite. Ainsi tout le monde sera sa propre victime et son propre caricaturiste. Si la stupidité est inévitable, il faut faire de sa stupidité une stupidité personnelle et unique. Si on tombe, il faut tomber avec une chanson aux lèvres. Quand on échoue, essayons d’échouer au niveau le plus haut possible. Dans le cas idéal, on peut dire : la stupidité est mon fort.
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Matthijs van Boxsel (Amsterdam, 1957 vulgo) est Régent du Collège de ’Pataphysique, chair de Morosophie. Il est le co-fondateur de l’Académie Néerlandaise pour la ’Pataphysique. Il a publié sept livres sur la stupidité. L’Encyclopédie de la Stupidité (1999) a été traduit dans 16 langues. (Petite Bibliothèque Payot, Paris 2007)
Prolongement du texte
Le scorpion et la tortue
Une tortue se lia d'amitié avec un scorpion ; lorsque la tortue prit son ami sur son dos et traverse la rivière, le scorpion essaya de la piquer à mort. Étonnée, la tortue lui demanda la raison de ce geste absurde, qui aurait pu leur coûter la vie à tous les deux, sur quoi le scorpion répondit: "Je ne pouvais agir autrement."
Attention: ceci est une fable. Les animaux sont parfois bêtes, mais ils ne sont pas stupides, seuls les hommes agissent en dépit du bon sens. Et c'est là la pointe : la stupidité ne réside pas dans le penser, mais dans le faire malgré tout !
Le scorpion n'agit pas pour une raison précise, mais en raison de quelque chose qui est plus fort que lui. Ce que la culture doit dompter n'est pas la nature, mais cette stupidité suicidaire qui revient partout et toujours. L'homme doit apprendre à connaître la stupidité dans sa dimension ahurissante, et ensuite développer un modus vivendi, une manière de vivre avec elle.
La stupidité comme fondement de notre civilisation
La stupidité est de l'autodestruction inconsciente. La stupidité, c'est agir contre toute logique. La stupidité, c'est la capacité d'agir contre son propre intérêt, avec la mort comme conséquence extrême. Ce talent est typiquement humain. Pour commencer,
* l'être humain est la seule espèce animale, qui, au moment de sa naissance, est bête au point d'attirer par ses cris les animaux sauvages. En outre,
* l'homme vient au monde rose-violacé, incapable donc de se camoufler parmi les buissons.
* L'homme est aussi un des rares mammifères incapable de marcher à la naissance.
= Encore pire : à l'inverse des animaux qui possèdent un instinct de survie, l'homme est capable par caprice de mettre en jeu sa propre vie et celle de son espèce. Nous nous sacrifions volontiers, ainsi que nos prochains, pour une notion chimérique de race, nation ou religion.
D'une part, la stupidité menace chaque jour à nouveau notre culture, et d'autre part, la stupidité forme le fondement mystique de notre existence. Car, afin de ne pas succomber à sa stupidité, l'homme a été obligé de développer son intelligence. L'ensemble de toutes les stratégies pour dominer la stupidité forme notre civilisation. La culture est le produit, eu égard à l'époque et au lieu, d'une série d'efforts plus ou moins vains de contenir la folie autodestructive qui est de tous les temps et tous les pays.
Un mélange explosif
La stupidité a obligé l'homme à développer son intelligence, mais l'intelligence n'offre aucune garantie de survie. Pire encore : l'intelligence peut même renforcer la stupidité. La force explosive de ce mélange se manifeste de la façon la plus spectaculaire lors des guerres. Moins ostensiblement, la stupidité montre le nez dans la guerre civile larvée qui se joue sur nos autoroutes, qui rien qu'aux Pays-Bas, tue chaque année un bon millier de citoyens, sans parler des dizaines de milliers de blessés graves. (Soixante-dix pour cents des participants aux Jeux Paralympiques sont des victimes d'accidents de la route). Nous avons affaire ici à une catastrophe chronique, une série de petites catastrophes moins impressionnantes que l'unique accident spectaculaire d'un avion qui s'écrase au sol. Nous reconnaissons le mélange explosif de la stupidité et de l'intelligence aussi dans l'évolution technologique:
La morale
La stupidité est tabou. Ce n'est pas pour rien que nous nous moquons de la stupidité des autres et essayons à toute force de dissimuler notre propre stupidité. Comment vivre avec notre propre stupidité ? Comment éviter d'être encore et toujours la victime de notre propre stupidité ?
La lutte contre la stupidité est insensée. L'intelligence qui attaque la stupidité, se prend les pieds dans son propre réseau de schémas mentaux. La prévention n'aide pas. Celui qui commet une stupidité le constate par définition trop tard. On ne peut empêcher une stupidité de se produire. La solution la plus idiote est par exemple de cesser de parler de peur de dire une stupidité.
Le meilleur remède contre une stupidité commise est de la répéter immédiatement. La répétition enlève le dard tragique de la stupidité, elle transforme la stupidité en plaisanterie. La stupidité inconsciente devient une stupidité consciente ; on vous prendra pour un humoriste, l'astuce incarnée, dans notre culture.
La stupidité méthodique peut s'illustrer à l'aide de deux histoires liées entre elles. Un hôte sud-africain, guère au fait des manières de table en vigueur à la cour néerlandaise, a vidé son rince-doigts, sur quoi la reine Wilhelmine, par politesse, a suivi son exemple. La répétition a enlevé le dard de la stupidité.
L'autre histoire concerne un chinois en Afrique qui se vit servir une banane, et qui, ne connaissant pas le fruit, mangea la banane avec la peau. Pour donner une leçon à son hôte, le maître de maison peu poli pela ostensiblement sa banane. Le chinois regarda et s'empara d'une deuxième banane…pour l'avaler encore une fois avec la peau, expliquant qu'une banane, c'est tellement meilleur avec la peau. Là aussi, la répétition a enlevé le dard de la stupidité.
On n'échappe pas à la stupidité. Mais nous pouvons faire de notre stupidité une stupidité personnelle, unique. Puisqu'il nous faudra quand même échouer, échouons en beauté. Puisque nous devons quand même tomber, tombons en chantant. Être bête de la façon la plus pittoresque et la plus variée possible nous permettra d'échapper à la grisaille et à la rigidité, les deux pans dangereux de la stupidité. Faisons de la stupidité notre fort.
