Sèche-pleurs
par Florent Lamouroux
Sous la peau tendue d’un noir luisant affleurent d’étranges formes équivoques, dont la charge sexuelle – quoiqu’accidentelle confie l’artiste – dénote pourtant le principe de pulsion sur lequel repose l’attractivité des sèche-pleurs, ces jouets de pacotille disposés aux caisses des magasins, guettant le caprice d’un enfant, et dont s’empare ici Florent Lamouroux. Embaumés dans leur propre matière plastique ces produits bas de gamme se retrouvent animés d’un élan vital à la fois poétique et angoissant. Une confusion entre le désir et l’envie qui pose également les termes d’un débat plus large sur la capacité de l’art à ré-enchanter le monde et à dépasser le matérialisme de nos sociétés.
Ce glissement de l’objet produit en série vers un objet d’art unique, à la valeur augmentée, trouve son exact opposé dans la série « Autoproduction », dont le principe repose sur la multiplication d’une forme originale, créée par emballement du corps de l’artiste dans un assemblage de sacs poubelle et de ruban adhésif et comme s’auto-reproduisant à l’infini. L’installation développe ainsi un discours plus métaphysique sur la condition humaine. Chaque moulage apparaît en effet comme une étape saisissante dans le processus de réification de l’individu, impuissant mais pourtant saisi d’une volonté tenace de sortir de soi et de se libérer des normes qui l’entravent ; se débâtant en vain dans l’exuvie de matière plastique qui le contraint et sous laquelle ne reste plus rien: un être vide, un corps à prendre. L’accalmie, ici, prend les atours de la déshumanisation.
De figures torturées en répliques indolentes – pour certaines accrochées au mur et comme prêtes-à-vendre – les sculptures qui composent l’installation de Florent Lamouroux évoquent du reste le processus de standardisation (des biens et des comportements), l’artiste explorant les ressorts psychologiques et l’impact des stratégies de marketing développées pour assujettir l’individu aux objectifs de la consommation, donnée aujourd’hui comme horizon de toutes choses.
Si l’ensemble porte donc un regard critique sur notre aliénation aux logiques de marché, il n’en demeure pas moins attaché à d’autres thématiques chères à l’artiste, dont la réflexion emprunte simultanément au lexique de la production (industrielle) et de la création (artistique). Ce faisant, Florent Lamouroux parvient habilement à articuler conditionnement des biens de consommation et condition humaine, engagement physique et idéologique, chaîne de production et cycle de vie, singularité du portrait (celui de l’artiste qui sert de modèle aux différentes sculptures) et uniformisation de ses répliques.
Car enfin, il est aussi question d’identité et de la difficulté pour l’artiste d’en donner une vision sensible : comment résumer, en un geste, toutes les variations d’un être ? Comment en représenter les métamorphoses successives ? Comment fixer l’expression d’un corps à des étapes différentes dans le temps ? Un écueil d’artiste, qu’Albert Camus résolvait par la nécessité de résumer en un style cette diversité des aspects de la vie humaine : « Le plus grand et le plus ambitieux de tous les arts, la sculpture, s’acharne à fixer en trois dimensions la figure fuyante de l’homme, à ramener le désordre des gestes à l’unité du grand style. La sculpture ne rejette pas la ressemblance dont, au contraire, elle a besoin. Mais elle ne la recherche pas d’abord. Ce qu’elle cherche, (…) c’est le geste, la mine ou le regard vide qui résumeront tous les gestes et tous les regards du monde. Son propos n’est pas d’imiter mais de styliser, et d’emprisonner dans une expression significative la fureur passagère des corps et le tournoiement infini des attitudes. » (Albert Camus, L’homme révolté, 1951).
La frontière est ténue entre le style et le standard. Florent Lamouroux le sait bien, qui parvient à marcher, sans perdre l’équilibre, sur le fil qui sépare la liberté du créateur de l’asservissement de la créature.
Thibault Bissirier, avril 2018