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Luciano Berio

berio
Chambre d'écoute
Mardi 2 avril 2013
18h30 Salle d'écoute
sur une proposition de Jean-Michel Ponty

Luciano Berio : synthèse d’un siècle de musique

La musique de Berio embrasse des formes d’expression divergentes, des matériaux hétérogènes, savants ou « vulgaires », des sources historiques ou géographiques éloignées, des références musicales ou extra-musicales très diverses… Berio analyse, commente, remet en question, recompose, crée un incessant et fertile dialogue avec l’histoire…

Né à Oneglia en 1925 dans une famille de musiciens, il étudie la composition et la direction d'orchestre avec Carlo Maria Giulini au Conservatoire de Milan.

En 1945, il découvre la musique de l'École de Vienne (Schönberg, Berg, Webern), qui le marquera profondément. Il est alors l'élève de Luigi Dallapiccola aux cours d'été de Tanglewood.

Il épouse en 1950 la cantatrice Cathy Berberian, pour laquelle il composera l'essentiel de ses œuvres vocales. Il se rend la même année aux États-Unis où il est sensibilisé aux styles les plus divers, parmi lesquels les musiques pour ordinateurs et synthétiseurs.

En 1953, Luciano Berio se rend à Darmstadt et fait la rencontre de Pierre Boulez, John Cage, Karlheinz Stockhausen, Henri Pousseur et surtout Bruno Maderna, avec lequel il entretiendra une profonde amitié. L'année suivante, de retour à Milan, il fonde avec Maderna le Studio di Fonologia de la RAI, qu'il dirige jusqu'en 1961.

Il s'installe aux États-Unis de 1960 à 1972 et y enseigne la composition, tout en revenant régulièrement donner des cours à Darmstadt et à Cologne. Il assure la direction du département électroacoustique de l'Ircam de 1973 à 1980, date à laquelle il retourne définitivement en Italie, près de Florence.

Suppléments

Berio n’entre en contact avec la musique de son siècle qu’à la fin de la guerre lorsqu’il intègre le conservatoire de Milan. Tout un univers moderne s’ouvre alors à lui. Il découvre les œuvres de Milhaud, Bartók, Stravinsky, mais aussi de Ravel et Prokofiev. Durant ces années de formation milanaise, les cours de composition de Ghedini (à partir de 1948) joueront un rôle majeur. Ghedini, qui possède une fine connaissance de Stravinsky, lui transmet son génie de l’instrumentation et de la réalisation. Il l’aide aussi à sortir des ornières de la musique italienne paralysée par l’opéra. Il le conduit à établir des ponts entre la musique baroque vocale et instrumentale, notamment l’œuvre de Monteverdi, et la musique contemporaine. Ces rapprochements contribueront grandement à la réflexion de Berio sur l’histoire de la musique et sur la place que celle-ci doit prendre dans sa pensée créatrice. La rencontre avec Dallapiccola, à Tanglewood, en 1952, est aussi essentielle. Durant ces années, la jeunesse musicale italienne cherche à se construire une identité. Dallapiccola apparaît pour toute une génération comme celui qui a établi des liens étroits avec la création musicale européenne contemporaine et ouvert de nouvelles perspectives. Berio s’initie à son univers mélodique dodécaphonique très rigoureux, mais s’intéresse aussi à sa conception d’un lien étroit entre expérience littéraire et musicale. La rencontre avec Dallapiccola est l’amorce d’une œuvre désormais plus personnelle. Il « réagit » au maître italien par quelques compositions dont Chamber Music en 1953 et les Variations, pour orchestre de chambre en 1955.

Ce séjour américain le met aussi en contact avec la musique électronique, lors d’un concert à New York. Il est alors frappé par la nouveauté sonore et par les possibilités qu’offre l’enregistrement sur bande magnétique. Dès son retour en Italie, il entreprend immédiatement des expériences sur les magnétophones de la RAI qui aboutissent en 1953 à Mimusique N° 1. Berio se lie d’amitié avec Maderna qui va jouer un rôle important dans la structuration et le développement de sa pensée musicale. Celui-là va notamment l’amener à aborder « la possibilité de quantifier la perception musicale sur la base de proportions inventées ad hoc, afin de redécouvrir aussi et de réorganiser ce qui était déjà connu 1 ». La même année, il se rend pour la première fois à Darmstadt et entre en contact avec Boulez, Stockhausen et Pousseur. Il partage avec eux un besoin de changement dans la musique qui doit passer par un approfondissement et un développement de l’expérience sérielle. Berio garde cependant un esprit critique. Il s’approprie les possibilités d’élargissement des moyens musicaux qu’offre le sérialisme tout en évitant les dangers de l’abstraction et en refusant ses aspects étroitement normatif et combinatoire. Nones, pour orchestre (1954), inspiré du poème éponyme d’Auden, sera une première réponse personnelle à cette période de spéculations musicales. Dans cette œuvre, qui se compose de cinq épisodes dont les proportions sont calculées à partir du chiffre neuf, Berio revendique une pensée attachée, non pas aux « procédés » mécaniques, mais au processus qui anime ces cinq stades de transformation. La Serenata, pour flûte et quatorze instruments (1957) élargira considérablement l’approche sérielle par une variation continue des éléments de base.

L’intérêt de Berio pour le travail sur bande magnétique s’intensifie rapidement, stimulé par la complicité artistique de Maderna. En 1955, il fonde le Studio di Fonologia Musicale de Milan qui devient un lieu d’intense création et de collaboration, avec la participation de Pousseur en 1957 et de Cage en 1958. Après Perspectives, pour bande magnétique deux pistes (1957), Berio compose Thema (Ommagio a Joyce) (1958) qui intègre la voix de Cathy Berberian aux sons électroniques. L’œuvre, qui utilise un enregistrement (en anglais, italien et français) du début du chapitre XI « Les Sirènes » d’Ulysse de Joyce, résulte de son intérêt pour la linguistique et des travaux menés avec Umberto Eco sur l’onomatopée en poésie. Le texte de Joyce, déstructuré, atomisé, perd son pouvoir narratif. La voix, uniquement parlée, véhicule un matériau phonémique pris à un niveau pré-sémantique mais néanmoins chargé d’affects. Hors de la logique du langage, le verbal et le musical se confondent pour créer une polyphonie de sens et de sons où aucun des deux systèmes expressifs n’est privilégié.

La voix restera toujours une inépuisable source d’inspiration pour Berio. Avec Circles, pour voix de femme, harpe et deux percussionnistes (1960), il continue l’exploration de nouveaux rapports entre musique et poésie. Trois poèmes de E. E. Cummings sont soumis à un processus de dé-composition puis de re-composition de la langue. Ainsi, le matériau poétique se transforme progressivement pour que les instruments s’emparent, par « mimétisme sonore », de sa matière phonétique. Dans Visage, autre pièce électronique, la voix de la cantatrice est utilisée pour fournir une matière « phonique » évacuant la parole pour ne restituer que des émissions vocales expressives évoquant toutes sortes d’affects. La distinction entre matériau vocal et matériau électronique s’efface, ce qui permet d’appréhender l’ensemble des sons-bruits, naturels et artificiels, dans un même processus. La Sequenza III pour voix (1966), « écrite pour Cathy et sur Cathy », utilise un texte « ouvert » de Markus Kutter, qui est morcelé et recomposé afin que les fragments puissent être soumis à une vaste exploration des moyens expressifs de la voix qui s’étend du cri au chant stylisé en passant par des manifestations quotidiennes incluant les sons extra-musicaux comme la toux ou les pleurs. L’œuvre élabore une « nouvelle vocalité » totalisante où se succèdent les modes d’émission les plus divers susceptibles de répondre à l’excès de connotations que, selon Berio, la voix porte toujours en elle. La voix de Berberian avait aussi inspiré Epifanie, pour voix de femme et orchestre (1961) dans laquelle cinq pièces vocales sur des extraits de textes originaux, en cinq langues, de Proust, Machado, Joyce, Sanguineti, Simon et Brecht alternent avec trois Quaderni, pièces orchestrales virtuoses pouvant être jouées séparément. Le matériau langagier et la richesse timbrique des phonèmes seront aussi explorés dans de nombreux ensembles vocaux, présents dans différents genres. Il suffit de citer le madrigalesque A-Ronne, (1974-1975), théâtralisation de scènes quotidiennes sur un texte de Sanguineti, ou le second mouvement de Sinfonia – une relecture de O King (1967) à la mémoire de Martin Luther King – où le développement de la matière vocale se fait sur les phonèmes correspondant aux voyelles et à la consonne k du nom du pasteur noir.

La Sequenza pour voix témoigne aussi de l’inclination du compositeur pour la virtuosité qui se manifeste à travers la série des treize Sequenze commencée en 1958, avec celle pour flûte, et terminée en 1995, avec celle pour accordéon. Si Berio approfondit souvent certains aspects techniques propres à l’instrument, il ne cherche jamais à jouer contre sa nature. Chaque sequenza est dédiée à un interprète dont Berio connaît la capacité à faire preuve d’une extrême virtuosité technique mais aussi intellectuelle. Il attend de lui d’être « un musicien capable de se placer dans une vaste perspective historique et de résoudre les tensions entre la créativité d’hier et celle d’aujourd’hui 2 ». Les pièces sont presque toutes construites à partir d’une séquence de champs harmoniques dont découlent les autres fonctions musicales, caractérisées de façon extrême. La plupart d’entre elles développent le discours harmonique sur le plan mélodique et suggèrent « une polyphonie, fondée en partie sur la rapidité de transition entre les différents caractères et sur leur interaction simultanée 3 ». Berio développera le potentiel de certaines Sequenze dans la série des Chemins dans lesquels le compositeur voit un moyen à la fois de les transformer, de les amplifier et de les transcrire. Ainsi, par exemple, la Sequenza VI pour alto (1967) donnera naissance à Chemins II, pour alto et neuf instruments (1967), et à Chemins III, pour alto, neuf instruments et orchestre (1968), et la Sequenza IX pour clarinette s’épanouira dans Chemins V (1980), pour un instrument soliste et système digital, que Berio réalise lorsqu’il travaille à l’Ircam au poste de responsable de la musique électroacoustique.

La dimension concertante, autre moyen de privilégier la virtuosité instrumentale, sera traitée par Berio dans les années soixante-dix avec le Concerto pour deux pianos et orchestre (1973), Points on the curve to find, pour piano et vingt-trois instruments et Il Ritorno degli Snovidenia, pour violoncelle et petit orchestre (1977). L’orchestre seul donnera naissance notamment à trois œuvres majeures, Eindrücke (1973), Formazioni (1985-1987) et Ekphrasis (Continuo II) (1996).

L’attachement de Berio aux formes les plus élaborées de la musique n’a jamais altéré son amour pour le folklore et les musiques populaires. Si les célèbres Folk Songs, pour voix et sept instruments (1964, orchestrés en 1973) mettent simplement en valeur les possibilités timbrales de la voix chantée de diverses traditions populaires placées dans un écrin instrumental, Coro (1974-1976) fait preuve d’un haut degré d’élaboration. Chacune des quarante voix est couplée avec un instrument. L’œuvre se veut une anthologie des diverses manières de « mettre en musique ». Elle combine entre eux les modes et les techniques populaires les plus divers où se côtoient aussi bien le lied, la chanson, des hétérophonies africaines et la polyphonie, constamment modifiés. En 1984, Berio compose la pièce Voci, pour alto et deux groupes d’instruments, dans laquelle il transpose d’authentiques chants siciliens suivant trois modes différents de transcription le premier consistant dans l’identification avec l’original, le second dans l’expérimentation, à partir de cette source et le troisième dans son dépassement.

La musique de Berio embrasse des formes d’expression divergentes, des matériaux hétérogènes, savants ou « vulgaires », des sources historiques ou géographiques éloignées, des références musicales ou extra-musicales très diverses et tisse entre eux des relations pour atteindre une unité supérieure. Cette ambition se réalise de façon remarquable dans Sinfonia, pour huit voix et orchestre (1968) dont le développement musical repose sur une recherche d’identité et de continuité à tous les niveaux : entre voix et instruments, texte et musique, parlé et chanté et entre les différentes étapes harmoniques. L’œuvre met en jeu de nombreuses citations littéraires et musicales qui alimentent un discours où sont explorées toutes les interactions possibles entre musique et langage. Le premier mouvement, qui utilise de courts extraits de l’ouvrage de Claude Lévi-Strauss Le cru et le cuit, se place dans une perspective anthropologique mettant en parallèle musique et mythe. Le cinquième apparaît comme une synthèse des mouvements précédents par le biais du principe d’auto-citation. Mais c’est surtout à son troisième mouvement que Sinfonia doit sa célébrité. Cet hommage à Malher est construit sur le second mouvement de la Deuxième symphonie « Résurrection » joué intégralement. Sur ce scherzo, Berio élabore une construction musicale dont le matériau est fait, pour la plus grande part, de citations de textes de Becket, de Joyce, de phrases d’étudiants ou de slogans de mai 68, et de nombreuses citations musicales de Bach à Globokar. Des fragments d’œuvres provenant entre autres de grands orchestrateurs, de représentants de la tradition germanique, de l’École de Vienne aussi bien que des confrères et amis du compositeur forment un extraordinaire kaléidoscope musical comme si Berio avait voulu « prendre en charge le poids de l’histoire de la musique ».

L’aspiration de Berio à la « pluralité » musicale la plus large se réalise aussi pleinement à travers les œuvres destinées à la scène. La collaboration avec Edoardo Sanguineti va ainsi l’amener à explorer des formes théâtrales expérimentales marquées par l’idéologie postbrechtienne du poète dans Passaggio, pour soprano, deux chœurs et instruments (1962) et Laborintus II, pour voix, instruments et bande (1965) où s’opère un déplacement des limites traditionnelles entre musique et littérature, cette dernière étant prise dans une dimension véritablement « labyrinthique ». Commandé pour le sept centième anniversaire de la naissance de Dante, le texte combine par analogie des thèmes de la Vita Nova, du Convivio et de la Divina Commedia avec des textes bibliques et des écrits d’Ezra Pound et de Sanguineti. Les Etymologies d’Isidore de Séville renvoient au principe formel du catalogue médiéval qui, pour le compositeur, ne se limite pas ici au seul texte, mais sert de base à la structure musicale même.

Berio se confronte à l’opéra à plusieurs reprises. Dans Opera (1970), écrit en collaboration avec Eco et Colombo, trois niveaux partageant les thèmes de la perte, de la mort et de la fin s’enchevêtrent et se combinent réciproquement. Ils font coexister trois « mythes », un ancien, Orphée, et deux modernes, le Titanic et Terminal (tiré d’une pièce de l’Open théâtre sur le terminal de la vie dans un hôpital). La Vera Storia (1977-1978), sur un livret d’Italo Calvino, prend pour modèle Il Trovatore de Verdi dont la complexité de la dramaturgie inspire au compositeur un canevas très complexe d’actions scéniques et musicales présentées dans le premier acte inspiré par le théâtre épique de Brecht. Le second acte, où s’efface la tradition opératique, se présente comme une amplification de la matière textuelle et musicale du premier acte. Un Re in ascolto (1984), inspiré par Italo Calvino, qui prend pour point de départ un essai théorique de Barthes sur l’écoute, est une « action musicale » en deux parties. Elle se réfère à La Tempête de Shakespeare qu’un roi de théâtre écoute, dans l’isolement de son bureau, se répéter sur scène. Pour Berio « … Le personnage caché dans toutes les trois œuvres (…) c’est le théâtre lui-même, l’opéra. La forme, c’est toujours une sorte de méta-théâtre. Mais dans Un Re in ascolto il n’y a pas d’histoire, il y des situations, il y a le procès, et au moment où il risque, si je puis dire de revenir opéra, il s’arrête ». Berio composera aussi Outis (1996), fondé aussi sur de nombreuses références littéraires (Odyssée, Joyce, Beckett, Celan) sans réelles liaisons narratives et Cronaca del luogo (1999).

On ne saurait clore un portrait de Berio sans évoquer la transcription qui traverse toute son œuvre sous de multiples formes. Que ce soit à travers les Chemins, qui sont pour lui la meilleure analyse de ses "Séquences", à travers la reconstruction de la Dixième symphonie de Schubert (Rendering, 1989) ou Orfeo II d’après Orfeo de Monteverdi ou à travers les multiples citations, Berio analyse, commente, remet en question, recompose, crée un incessant et fertile dialogue avec l’histoire, son histoire qui devient aussi la nôtre.

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