Voir en peinture IV
Voir en peinture IV s’inscrit dans la continuité d’une série d’expositions manifestes en France et à l’étranger1 sur le thème du pictural sous toutes ses formes, dont le projet et les commissariats ont été portés par Éric Corne. C’est le quatrième volet en France et la deuxième à La Box à Bourges.
Elle réunit les œuvres de Omar Ba, Damien Deroubaix, Youcef Korichi, Pierre Laniau, Iris Levasseur et Claire Tabouret. Ces artistes de générations et d’approches différentes ont un «réalisme» qui leur est propre dans l’usage de la peinture et de ses multiples perceptions.
Art de l’analogia, la peinture harmonise l’intervalle, la distance de ce qui est dévié, du verbe à l’image. Par leurs moyens et leurs styles, et à des degrés différents, ces artistes ont réussi à déjouer les caractères littéralement illustratifs ou même narratifs de leurs figurations. Pour cela, ils ont utilisé des stratégies différentes, mais l’imaginaire est commun, au-delà du genre, lié aux différents niveaux de sensations qu’ils perçoivent. Il y a deux moyens de dépasser la figuration (c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite, ou bien vers la figure. Cette voie de la figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation. (Gilles Deleuze)2
Chaque peintre précédé de la main de tous les peintres depuis sa première empreinte sur une paroi rocheuse, est solitaire dans sa quête et rejoue une chose complète, une perfection qui nous rend l’espace tangible… dans le moment de l’infini. La peinture est un monde en soi. (Van Gogh)3
Omar Ba et Damien Deroubaix, entre tradition et modernité, inventent l’espace de leurs représentations faites de réminiscences picturales, de mémoires croisées (peinture africaine, signes primitifs pour Ba et la gravure germanique pour Deroubaix) mais il les mixent avec toutes les histoires de peinture, se repositionnent même face à la véracité vorace de Picasso où le terrible, l’effrayant, le crépusculaire se lie à la suavité sensible des formes et des couleurs aquarellées. Les figures centrales de leurs peintures vibrent et contrastent avec le déploiement périphérique faites de têtes humaines, de corps (lascifs ou décisifs chez Damien Deroubaix) d’animaux, de plantes de toute une fantasmagorie lumineuse et crépusculaire. Leurs œuvres sont un fulgurant dialogue visuel avec les mondes les plus souterrains qui s’infiltrent dans le contexte culturel et politique contemporain.
Pierre Laniau riche de moyens pluriels (peinture sur affiches, photographies, vidéo) est un arpenteur de la ville, de ses rebus dont il cadre la contrainte de temps et de lumière par ses photographies. Ces objets abandonnés pris, sur-pris hors de tout fonctionnalisme recomposent d’autres récits, figuratifs ou abstraits qui sollicitent en permanence notre mémoire. Les affiches des présidents embuées de peinture sont des icônes maculées, des traces sans piédestal. Par delà les fausses promesses et les éclats oubliés d’une campagne électorale ne subsistent que la monstruosité blessée du politique, de ses figurants avec leurs faciès tragiques, impuissants. La peinture dans son désarroi de couleurs et de signes les ensevelit et les réanime à la fois.
Dans ces troubles d’images c’est le silence que convoquent ces artistes. La fureur du silence à l’œuvre. Avec leurs réalismes magiques, tragiques, critiques voire délictueux, ils libèrent l’insolent hiératisme des figures et les émancipent ainsi de toute narration univoque.
Iris Levasseur et Claire Tabouret nous montrent avec leurs œuvres que l’ici et maintenant n’est plus justement perceptible, qu’une solidarité au réel s’est dissoute. Elles peignent des no man’s land, espaces virtuels où la vie (avec son apparence spectrale) se met en scène : représentations à la fois picturales et théâtrales. Souvent la peinture contemporaine non assujettie à un sujet défini, est avant tout question de mixages, de références parfois aléatoires à l’aune du multimédia et de ses images compressées et en infinies arborescences. C’est une nouvelle mythologie qui s’y découvre avec ses signes et symboles complexes où ces peintres, par collages, projections d’images, ratures et biffures, cherchent la permanence du visible et de son lien encore possible avec le réel entrevu dans la violente quotidienneté. L’objectivité photographique, dévoilée sous son apparence picturale dans ces œuvres présentées, se révèle proche de l’éblouissement avec son caractère énigmatique, voire fantomatique. De même pour Youcef Korichi, saisi par les œuvres des classiques qu’il a déchiffrées avec son obstiné amour de la peinture. Investi de leur secret, il fouille les détails du monde, les remet en scène, les avivent jusqu’à leurs incandescentes, tragiques beautés. Zone en chantier ou visage, il fixe ces morceaux de solitude où la dangerosité du monde vient se noyer. Sa peinture est cet écran calme où se mirent les émotions du visible retenues, contenues.
La peinture est cette mer éternellement recommencée. Celle de Paul Valéry aux prises avec les galets dispersés de la Méditerranée est aussi celle de ces artistes avec leurs couleurs, leurs gestes, face à des horizons en permanentes métamorphoses. Ils se repositionnent face à la modernité et ses acquis en ne s’aliénant pas dans une technique ou un courant artistique définitif. Sous l’apparence de la spontanéité de leur geste pictural, voire de leur primitivisme, ils montrent, (exposent), l’expression de leur hésitation devant l’inconnu, entre attirance et répulsion.
Le titre de l’exposition dans sa provocation nous amène au cœur du sujet, voir en peinture : voir la peinture est paradoxe, ainsi le soulignait le grand historien d’art, Daniel Arasse : on y voit rien…La déréliction de la peinture face aux images c’est leur mise à distance, elle réfute l’unique et le revisite, voir et ne rien voir, une cécité percutante de l’oreille dans l’œil, l’œil dans la main, sentir l’effusion du silence plutôt que voir.
Éric Corne
Commissaire de l'exposition
1Voir en peinture, Le Plateau, Paris, (2003) - Widziec W Malarstwie, Zamek Ujazdowski, Varsovie (2004). - Voir en peinture, Two, La Générale, Paris, (2006). - Não quero ver-te nem pintado, Museu Berardo Lisbonne, (2008).
2 Francis Bacon, Logique de la Sensation, t. 1, Éditions de la Différence, 1984, p.27.
3 Correspondance de Van Gogh, Ed Gallimard, 1960, p.146 - 472.
Claire Tabouret :
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Iris Levasseur :
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Damein Deroubaix :
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Omar Ba :
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Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, de la Direction régionale des Affaires culturelles du Centre, du Conseil régional du Centre, de la Communauté d’agglomération Bourges Plus